La mémoire pour l'avenir par Guy Ducoloné
Déporté, résistant, Ancien vice-président de l'Assemblée nationale, Ancien député et ancien conseiller général d'Issy les Moulineaux, militant communiste

Article paru le 6 décembre 2003 dans le journal L'Humanité


" Il y a toujours eu des guerres, il y en aura toujours ".

Cette phrase est souvent entendue et, comme moi, il y a beaucoup de gens qui en condamnent l'expression. Comme moi, ils croient que les peuples peuvent intervenir mieux qu'hier pour imposer raison aux fauteurs de guerre. Ce n'est pas là une utopie. Nous pouvons trouver nombre d'arguments avec les événements qui ont marqué le XXe siècle.

Et même si le XXIe siècle a commencé comme a fini le précédent, pourquoi ne pas imaginer qu'il puisse être différent ? Et surtout, ne pas être un éteignoir pour une histoire encore récente. S'il en est ainsi, peut-être pourra-t-on éviter de refaire les mêmes erreurs, et surtout les mêmes crimes.

C'est au nom d'une " race supérieure " que Hitler et les fascistes ont exterminé d'autres peuples. Au nom de cette " notion ", ce furent des millions de juifs, de Tziganes, de Slaves qui furent massacrés. Le racisme est une plante vénéneuse qu'il faut éradiquer. Agir en ce sens, ouvrer pour que les hommes agissent afin que, malgré leurs différences, ils puissent vivre ensemble, et mettant ces différences en valeur, ils en fassent une source de progrès.

Pour y parvenir, il convient donc de ne pas oublier le passé et que soit mené ce que l'on nomme aujourd'hui le " devoir " ou le " travail " de mémoire. Ce travail de mémoire est de plus en plus mis en avant car les " mémoires " sont diverses.

Celle de la guerre de 1914-1918, avec ses millions de morts, celle du génocide des Arméniens et de la venue massive de survivants dans notre pays, celle de la montée du fascisme et de l'accession de Hitler au pouvoir en Allemagne et de l'arrivée en France d'antifascistes, notamment allemands, celle de la Seconde Guerre mondiale et de l'Occupation hitlérienne durant quatre années, et au lendemain de celle-ci, les guerres coloniales, notamment au Vietnam, puis en Algérie.

Quelle est en France la famille qui n'a pas de souvenir de ces périodes et n'a pas à réfléchir sur les leçons à en tirer ? Parmi celles-ci ne convient-il pas de souligner, face aux régimes en place, la montée en puissance de l'opposition à la guerre, et cela depuis les appels passionnés de Jean Jaurès, à la veille de la Première Guerre mondiale, jusqu'aux mouvements de plus en plus puissants aujourd'hui.

Rappelons pour mémoire les protestations populaires, celles des soldats de 1914-1918, contre la guerre mais aussi en réaction à la répression dans l'armée. Il y eut aussi les soutiens à la jeune révolution d'Octobre et au décret sur la paix, pris alors par le pouvoir soviétique.

Vingt ans plus tard, avec l'agression hitlérienne et l'occupation de la France de 1940 à 1944, se sont manifestés, par diverses manières, des actes hostiles qui devinrent " la Résistance " avec ses différentes composantes. Ce furent les tracts distribués, les actions armées, les familles cachant les résistants ou les juifs pourchassés. Cela jusqu'au soulèvement populaire d'août 1944.

La mémoire, c'est celle de ces dizaines de milliers de fusillés, des quelque 160 000 femmes et hommes, résistants ou juifs, dont des enfants ont été envoyés dans les camps de concentration en Allemagne, où la plupart sont morts, beaucoup dans les chambres à gaz. Ce fut, après celui des Arméniens en 1915, le second génocide du XXe siècle. À chacune de ces périodes, on trouve la marque de l'impérialisme avec ses atteintes au droit des peuples à disposer de leur sort, et aux droits de chacun de ces peuples au progrès social, à la liberté, à la démocratie. On y trouve aussi les marques avec plus ou moins de vigueur, mais qui soulignent un refus de la fatalité. Les manifestations, ces jours derniers, de Londres contre la présence de George Bush, en sont un des exemples récents.

On se rend compte que le maintien de la mémoire des événements et de leurs origines, du rôle joué par les uns et les autres, est nécessaire.

Si les militants de cette cause sont encore nombreux, les manouvres hostiles, les falsifications, les révisionnismes n'en sont pas moins grands. " La bête est encore féconde. "

L'antisémitisme n'a pas disparu, de même que la xénophobie. La situation mondiale et les conflits régionaux les alimentent ; les agressions en Allemagne contre les sites des anciens camps de concentration continuent.

Il faut combattre chacun de ces actes. En France, si l'extrême droite évite aujourd'hui la grossièreté, les jeux de mots et les astuces graveleuses, elle n'en demeure pas moins dangereuse.

Les formules " Français d'abord ", " Français de souche " sont autant d'atteinte aux règles de solidarité, de fraternité de la République française. Elles sont autant d'agressions contre ceux qui ont " un nom difficile à prononcer ", ceux dont l'accent n'est pas celui d'une de nos provinces. Quoique !

Le fait de chasser ces idées, de ne pas tolérer qu'elles soient proférées, n'est-il pas un moyen d'améliorer les rapports entre les diverses communautés quelles que soient leurs origines ? Le respect de l'autre semble être une chose évidente, et pourtant les exemples sont nombreux où pour une raison inconnue on considère l'autre comme différent.

Lorsque, à l'occasion du concours scolaire de la Résistance et de la Déportation, j'ai eu à parler avec des élèves de la vie en commun, du respect de l'identité du voisin, de son origine, de sa religion, ces idées n'ont jamais été contestées. Au contraire, ces jeunes ont accueilli le message avec une grande attention. N'est-ce pas un moyen de battre en brèche tout ce qui aboutit au " rejet de l'autre ".

Notre pays, notre peuple sont constitués de femmes et d'hommes, d'origines diverses, venus des différents pays d'Europe ou du monde. Ils font, avec leurs qualités et leurs défauts, partie d'un patrimoine commun.

Je me souviens à ce propos que lors de notre arrivée au camp de concentration de Buchenwald, nos camarades d'autres nationalités avaient tendance à nous assimiler au rôle de certains dirigeants de la France. La non intervention pour les Espagnols, comme Munich pour les Tchèques.

Et lorsque le 23 août 1944 se répand la nouvelle que Paris s'est libéré, nous redevenons pour les mêmes " les héritiers de la Révolution française ". Cela permit de mieux ancrer les Français dans la communauté internationale des détenus et d'y jouer un rôle important. Dans ce camp, 240 000 hommes de toutes nationalités sont arrivés, dont 27 000 venus de France, parmi eux, près de 2 000 étrangers arrêtés dans notre pays.

Le Comité (clandestin) des intérêts français où figuraient des représentants de 32 organisations, réseaux, partis, syndicats, était partie prenante du Comité international du camp. Il y avait certes des opinions différentes, voire divergentes. Celles des communistes n'étaient pas toujours celles des gaullistes ou celles des socialistes ; celles des Français n'étaient pas toujours celles des Allemands ou celles des Polonais. Mais l'entente était la règle dans la lutte pour survivre, pour résister, pour mener la lutte clandestine et pour, le 11 avril 1945, nous libérer à l'approche des armées américaines.

Cette situation est certes particulière. Ne doit-on pas cependant rappeler qu'au lendemain de la guerre, où les peuples prirent une place importante dans la lutte anti-hitlérienne, fut créée l'Organisation des nations unies, et quelques mois après fut mise au point la Déclaration universelle des droits de l'homme. Il s'agit là de situations encore présentes.

La guerre contre l'Irak et ses suites montrent que l'ONU demeure un organisme indispensable. Elle doit être le centre des décisions qui engagent les États et qui tendent par des moyens pacifiques à faire respecter les droits des femmes et des hommes du monde entier. La tâche est rude. La route est difficile mais ce n'est pas être utopique que penser que chaque peuple du monde entier a le droit de donner son opinion, de définir son présent et son avenir, et que nul homme ou gouvernement ne puisse lui contester ce droit.

L'ONU doit donc être comptable de ce respect. Bien sûr, il faut en modifier et moderniser son fonctionnement. Depuis bientôt soixante ans, le monde a changé, des pays d'hier colonisés ont accédé à l'indépendance. Mais, même si l'impérialisme reste dangereux, les grands principes demeurent. Il faut qu'ils régissent l'ONU elle-même et que les peuples de chaque pays puissent en toute indépendance s'y référer dans leur vie quotidienne.

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